Pour définir son travail, Jean Kiboi parle d’univers «Kibuesque», sa façon de dire que le monde qu’il essaie de traduire à travers sa création est celui du Père Ubu: grossier, cruel, injuste, intéressé, dur aux faibles, com-plaisant avec les puissants. À travers le choc que l’on ressent d’abord en regardant ces corps tordus, torturés, ces gueules cassées, ces fous hurlant leur détresse, ces per-sonnages emprisonnés dans des boites trop petites pour eux, Jack l’éventreur sa feuille de boucher ensanglantée à la main, on ne peut que se rendre à l’évidence: ce monde est bien le nôtre.
Mais il faut prendre le temps de mieux voir. Aller au-delà de cette première impression dévastatrice, pour comprendre que le regard de Jean Kiboi est toujours compatissant, toujours empreint d’une humanité profonde. Que l’artiste se place résolument du côté des victimes, de ceux que l’on prive à tout jamais de parole et à qui il prête sa voix tonitruante. Tout se transforme alors et l’horreur de la vie et son absurdité sont magnifiées par la seule chose qui peut les rendre supportables : la poésie.
Et l’on s’aperçoit que, comme Rimbaud, Kiboi pourrait écrire : « Il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète ». Car il s’agit bien de cela, à travers ses dessins, ses totems en matériaux de récupération, ses peintures à l’incroyable puissance d’évocation, Jean Kiboi qui aime Rimbaud, Baudelaire, Queneau et bien d’autres, qui considère Calligrammes d’Apollinaire comme un chef-d’œuvre absolu, est, d’abord et avant tout, un poète. Un poète des formes comme d’autres le sont des mots. Et, s’il en fallait une preuve, il suffit de se laisser emporter et de rêver éveillé en regardant son merveilleux et si onirique Pêcheur de lunes, aussi « léger et soluble dans l’air » qu’un vers de Paul Verlaine.
Émile Brami, Paris 2016